Serge Dentin, vous êtes le directeur de l’association Polly Maggoo, présentez-vous à nos lecteurs et parlez-nous un peu de l’association.
J’ai une double formation à la fois scientifique et musicale. J’ai fait mes études à Paris et suis ensuite venu à Marseille en 1987 pour faire une thèse en physique théorique, j’ai donc baigné dans le milieu scientifique assez longtemps.
Marseille pour moi était un endroit de forte découverte artistique. J’ai croisé beaucoup de gens à la fois dans le cinéma, dans les arts plastiques et dans la poésie. Cela m’a ouvert pas mal d’horizons, même si j’étais déjà sensible à tout ça. Ce qui m’a amené à changer de voie professionnelle sont les connexions avec le milieu artistique, notamment les gens qui étaient des jeunes réalisateurs ou moins jeunes. Ce réseau très vivant à Marseille, comme un écosystème culturel et social, m’a amené à aller vers le monde du cinéma. De fil en aiguille j’ai rencontré des gens qui étaient les créateurs de l’association Polly Maggoo, association qui existe depuis 1993. Ces personnes avaient envie de partager avec d’autres leur plaisir de spectateur, et de créer les conditions d’un échange, autour des questions artistiques, mais aussi économiques. J’ai rejoint cette équipe et nous organisions des projections à Marseille dans des lieux très diversifiés, non seulement des cinémas mais aussi des cafés-concert, des librairies, etc. L’idée était d’être dans des endroits où le public n’est pas nécessairement identifié « cinéphile », et créer donc une ouverture.
Ensuite, les personnes qui étaient pilotes de Polly Maggoo sont parties vers d’autres horizons, et moi j’ai pris le relais. Finalement, tout en faisant des films parallèlement, j’ai eu la responsabilité de développer l’association. Mon école du regard c’était aussi les festivals, notamment à Marseille, avec Vue sur les Docs, le prédécesseur du Fidmarseille. Là vraiment des rencontres ont été déterminantes. C’est dans les rencontres et les échanges que les choses se jouent.
L’ambition des festivals ou des associations comme les nôtres c’est d’être initiateurs ou relais de diffusion de films (qu’ils soient documentaires, films expérimentaux, d’art vidéo, ou de fictions…), films qui n’ont en général pas accès aux circuits traditionnels de diffusion que sont les cinémas et la télévision. C’est là que nous jouons un rôle. Il faut des initiatives comme celles-là pour que les films soient vus.
Bien évidemment, du fait de mon parcours scientifique j’avais un regard particulier dans ce travail de programmateur sur les films qui traitent de biologie, d’astrophysique, etc. J’en avais repéré un certain nombre qui me semblaient intéressants à programmer, restait à trouver un cadre qui s’y prête, et finalement cela a pu se faire en 2002, au cinéma « Le Miroir » à Marseille, pendant la Fête de la Science, événement qui a lieu tous les ans au mois d’octobre.
C’est de cette façon que l’on a commencé à initier des programmations thématiques autour des sciences, ce qui nous a amené quelques années plus tard, en 2006, à créer les Rencontres Internationales Sciences & Cinémas, au mois de novembre cette fois. On avait envie aussi d’être totalement pilote de l’événement sans qu’il soit lié à une manifestation nationale qui peut aussi avoir ses contraintes, également de pouvoir le proposer sur une plus longue durée. Au fil des ans les partenariats se sont diversifiés, avec aussi des sections compétitives, un jury, et une ouverture vers les sciences au sens large, incluant les sciences humaines et sociales. Cette connexion entre le cinéma et la science se fait réellement dans la mise en dialogue.
Pouvez-vous nous présenter votre journée type ? Comment se déroule une journée de travail au sein de Polly Maggoo ?
Ce sont des journées très denses, surtout quand on est seul à tenir la barre au quotidien ce qui a été mon cas pendant plus de deux ans ! La situation a cependant changé depuis la rentrée puisque nous sommes à présent trois dans l’équipe. C’est donc redevenu très collaboratif, même si la situation sanitaire ne nous le permet pas totalement…
La journée commence par des discussions autour des priorités et urgences, suivi d’un temps conséquent à prendre connaissance des emails et d’y répondre. Chacun est engagé dans ses missions, entre le développement des projets, l’administratif, l’artistique et les questions de communication ou de diffusion. Ensuite il y a les moments où nous nous retrouvons afin d’échanger, c’est à la fois individuel et collectif. Il y a aussi un gros travail sur la pérennisation de la structure dans un contexte qui n’est pas simple, et qui demande un accompagnement par des regards extérieurs.
C’est déjà la 4ème édition de Lecture par Nature, avez-vous participé à toutes les éditions ?
Non, la première année où l’on a participé c’était en 2018, dans le cadre de la 2ème édition, suite à une sollicitation de l’Agence Régionale du Livre Provence-Alpes-Côte d’Azur, qui coordonne l’événement. Le thème de cette 2ème édition était « Demain, imaginons des Mondes » (entre utopie et dystopie), et nous avons fait différentes propositions croisant le cinéma et la science, qui se sont déroulées au sein de 9 médiathèques de l’aire « Est Etang-de-Berre », entre Marignane et Sausset-les-Pins. En 2019 il y a eu un appel à projet pour la troisième édition de Lecture par Nature sur le thème « Littérature et cuisine », mais on n’a pas pu y répondre, par manque de temps, et aussi probablement d’inspiration.
Cette année nous avons répondu à l’appel à projets en tant qu’opérateur culturel tout public et en sollicitant l’association L’Orage pour des propositions d’éducation artistique et culturelle (EAC) en direction des publics scolaires, puisque les propositions doivent se faire en « tandem ». Notre projet a ensuite été retenu par les membres du comité de sélection.
Quel est le lien entre Lecture par Nature et le reste de vos actions durant l’année ?
Lecture par Nature nous donne l’occasion de faire des propositions qui sont au fond plus largement « art et sciences » qu’uniquement liées au cinéma. Ce sont des propositions que nous avons déjà eu l’occasion de mettre en place dans le cadre du festival, mais plus marginalement, en ouvrant par exemple des fenêtres sur des performances poétiques, ou musicales, invitant des artistes qui s’intéressent à des questions de science, pour lesquels elle est source d’inspiration et de réflexion.
Ensuite il y a des chercheurs et des artistes avec lesquels on initie une collaboration à l’occasion de Lecture par Nature. Par exemple pour la balade artistique et scientifique qui est reportée au Printemps il y a un artiste marcheur, Hendrik Sturm, dont je connaissais déjà le travail, à qui j’ai proposé de participer, en s’associant à deux scientifiques dont Sølvi Ystad qui n’avait jamais participé à nos actions non plus, mais dont je connaissais aussi le travail. Lecture par Nature nous permet donc de rencontrer des artistes et des scientifiques avec lesquels nous pouvons ensuite proposer des collaborations dans le cadre des actions que nous menons à l’année, que ce soit pour le festival que pour les ateliers d’éducation artistique et culturelle.
Les rencontres avec les responsables des médiathèques nous permettent aussi de nouer des contacts pour des projets hors cadre de cet événement. Il en va de même pour les enseignants et enseignantes que nous rencontrons dans le cadre du parcours EAC. C’est un réseau de partenariats qui s’élargit, à cette occasion. D’autres liens se tissent, et il est toujours intéressant de s’ouvrir et de rencontrer de nouvelles personnes ayant des parcours et passions différentes.
Quels ont été vos critères pour choisir les intervenants ? Comment s’est déroulée la collaboration avec les artistes ?
Ça s’est très bien passé ! Je pense par exemple à Nicolas Cante, qui est un artiste très sensibilisé à des questions de science. Il me semblait intéressant de lui proposer de s’associer à un scientifique, pour former un duo et proposer une création. C’était un peu plus compliqué de trouver son binôme scientifique, mais nous y sommes arrivé grâce à nos relais dans différents laboratoires et finalement c’est un jeune astrophysicien, Matthieu Bethermin, qui a accepté de se prêter au jeu, enthousiasmé par la proposition. Ils ont travaillé ensemble sur une proposition musique-astrophysique, et ils se sont très vite synchronisés. On aura l’occasion de découvrir leur création au Printemps, puisqu’elle a été reportée du fait de la crise sanitaire.
Il peut aussi y avoir une certaine complexité, par exemple lorsqu’on organise des séances de courts métrages pour les jeunes publics qui questionnent la relation du son à l’image, et on se demande quel chercheur ou chercheuse inviter. C’est très large, et ce n’est pas toujours évident de trouver… Les intervenants qui acceptent de participer à ces actions ont une ouverture d’esprit suffisamment grande pour pouvoir aller vers des horizons différents de ceux où ils ont l’habitude d’aller.
Ensuite il y a un gros travail de co-construction avec les partenaires, concernant l’artistique mais aussi la question des publics, et la façon de communiquer. Il faut que tout le monde s’accorde, et c’est un accord « multivocal » avec les intervenants, les médiathèques, l’association L’Orage, l’Agence régionale du livre et nous-même. C’est important de se synchroniser collectivement.
On essaie aussi de mobiliser des artistes de Marseille ou des alentours, de puiser dans l’écosystème local, sans vouloir faire du localisme provincial.
Comment avez-vous géré la crise sanitaire qui a totalement modifié les contraintes d’organisation de vos actions pour Lecture par Nature ?
Ce n’est pas nous qui les avons gérées. C’est la Métropole et l’Agence régionale du livre qui se sont concertées pour voir ce qu’ils pouvaient imaginer pour ne pas annuler l’événement. Il y avait une volonté de maintenir les engagements financiers de la Métropole et donc de trouver une façon de maintenir cet évènement d’une autre manière.
L’idée était de transformer l’événement en une version dématérialisée sans que ça devienne indigeste, donc avec des formes plus courtes, et en nombre plus limité. Il y a des ateliers qui malheureusement n’ont pas pu avoir lieu, comme par exemple l’atelier bruitage proposé par Godeffroy Giorgetti et Marie-Anne Cordonnier, la conférence-performance sur le cinéma de Denis Alcaniz et Julien Lamy, ou encore les séances de courts métrages. C’est un regret pour nous tous mais c’est la situation qui a voulu cela.
Dans cette transformation de la proposition en une version dématérialisée, il faut aussi que ça ait du sens pour chacun. Comment transformer un atelier de 3h en une proposition de quelques minutes ? Qu’est ce qui peut être proposé qui ait du sens et qui soit faisable sans demander une remobilisation ou une surcharge de travail pour les intervenants ?
Donc finalement il y a 2 propositions, celle de Denis Cartet et celle de Camille Goujon, qui ont été transformées en formes courtes dans la version dématérialisée, et puis deux autres propositions (la balade et le spectacle musique-astrophysique) qui sont reportées au Printemps.
Quelle est votre stratégie de communication pour promouvoir et mettre en valeur les nouvelles actions sur les plateformes digitales ?
C’est vraiment une question d’actualité ! Il y a Mélissa qui est arrivée récemment comme chargée de production et de communication, et Léa comme assistante de communication. Par ailleurs, il y a des étudiantes en master Management des Organisations Culturelles à Arles qui font un audit de nos outils de communication dans le cadre de leur stage. C’est donc un gros chantier, à la fois de mise en place de nouveaux outils, et de refonte de l’existant.
Par exemple, sur les réseaux sociaux, un Instagram a été créé par Léa. Il y a aussi une réflexion sur Twitter et LinkedIn, leur pertinence ou non en rapport avec nos activités. Nous sommes donc en train de repenser la stratégie de communication de l’association, son identité, et aussi cette double identité qui peut poser problème (Polly Maggoo et RISC). Nous essayons de repenser cette double identité pour que ce soit plus lisible.
Avez-vous d’autres projets en cours de réflexion/de création ? Si oui, lesquels ?
Il y a beaucoup de projets, soit en cours, soit à finaliser, soit à initier et sur des thématiques très différentes, comme celle des stéréotypes de genre, l’écologie, ou encore les migrations, etc., à différents endroits des champs de la recherche scientifique.
Notamment, il y a un projet dans le cadre d’un dispositif qui s’appelle les « Cordées de la réussite », en partenariat avec l’Institut de Recherches et d’Études sur les Mondes Arabes et Musulmans. C’est un projet sur 3 ans, avec des lycéens issus des quartiers prioritaires de la ville de Marseille. Ce sont des jeunes qui souvent se disent que les études supérieures « ce n’est pas fait pour moi », et l’idée est de leur ouvrir des portes vers des univers qu’ils ne connaissent pas. C’est un gros projet, car il met en jeu beaucoup de partenaires, et notamment des étudiants en L3 Arts et Spectacle qui se spécialisent en cinéma, et qui vont accompagner les lycéens sur leurs projets de films. C’est assez nouveau parce que d’habitude nous faisons appel à des réalisateurs professionnels, là c’est vraiment l’idée que ce soient des étudiants qui les accompagnent.
Après, il y a tout un tissage de partenariats dans les territoires du 9ème, 10ème, 11ème et 12ème arrondissements de Marseille, avec lesquels on travaille depuis plusieurs années. Et l’envie aussi de développer des projets dans le centre-ville.
Enfin il y a des projets d’échanges internationaux, auxquels on réfléchit depuis un moment. On y travaille actuellement avec un centre d’art contemporain à Gdansk, en Pologne, dans l’idée de développer un projet européen.
Sans oublier la 13è édition du festival RISC, qui devait se dérouler en 2020 et qui se tiendra fin mars 2021 !
Pour finir, si vous deviez donner 3 mots pour qualifier/définir l’association Polly Maggoo, lesquels seraient-ce ?
Décloisonnement, partage du bien commun, et collectif.
Interview réalisée par Mae Marc, rédigée par Mae Marc.
Révisions : Serge Dentin